#24 La nuit Berlin (extrait), Claire Olirencia Deville

Extrait de La nuit Berlin paru chez Double Ponctuation

Tout a changé, pas que les pilules que j’ai à gober. Je n’ai pas fini de m’énerver. Je ne crois définitivement plus en la non violence. Je ne crois plus à un militantisme pacifique. C’est incroyablement calme parce que je le suis aussi, dedans. Je n’ai pas oublié pourtant. Mais aujourd’hui mon corps et mon cœur se sont réconciliés.

Tout a changé. Je porte les conséquences de tout ce qui a construit mon corps, mes pensées, jusqu’à mes désirs les plus intimes, ma sexualité, ma manière de me relationner. Je les porte, fièrement ou non selon les jours et les années, jusqu’aux kilomètres de serpents morts que j’ai dû avaler. Ce qui m’excitait me révulse aujourd’hui. Tout est faux, tout est vrai. Je suis amoureuse. Je suis heureuse. Je suis biaisée. Je suis tellement en colère. Je suis libérée.

Tout a changé. Dans d’autres villes d’Europe on veut déboulonner les statues d’esclavagistes et on entend : c’est honteux. On entend : c’est indécent, on est une menace. Iels ont raison de se sentir menacés, iels sont lucides. Iels savent très bien ce qu’iels risquent. Le vent tourne plus vite que le vieux manège maintenant. On veut qu’iels quittent le pouvoir pour ne même pas le prendre. Pour ne pas être elleux, ne pas faire comme elleux. On veut non seulement s’en débarrasser mais de tout leur système mortifère. Avant on n’avait pas les mots, on n’avait pas les bras, on n’avait pas le droit. Maintenant on va les enlever. On pourrait commencer par celleux qui rachètent l’immobilier. A cause d’elleux il n’y a plus de place dans les squats pour les personnes réfugiées. Iels tuent jusqu’à notre solidarité.

Est-ce que c’était vraiment différent ou est-ce juste qu’on réalise à présent ? Comme si ça avait jamais été mieux avant, comme si aujourd’hui n’était pas partout et maintenant. Les attaques racistes, la drogue et la précarité, les night shops déguisés en boîtes de nuit ou l’inverse à Kreuzberg, les friches plus si vides, quelques renards et lapins pelés encore perdus la nuit au coin des rues, les activistes climatiques collés à la route, les manifestations contre le génocide à Gaza et l’occupation en Palestine interdites pendant des mois, les collectifs militants juifs hurlant not in our name dans le monde entier tandis que les performances des artistes décoloniaux sont tranquillement annulées dans les boîtes les théâtres les musées. Comme si Berlin avait pu y échapper. Comme si Berlin avait pu faire croire qu’elle était à part, qu’elle n’appartenait pas au monde, comme si nous aussi on n’avait pas contribué à là où on en est. Comme si le vrai travail avait été fait.

Je me sens coupable de toujours essayer de continuer à fonctionner.

Les squats ont fermé, il y un HM à Schonhauser Allee. Il y a un HM partout, il y a un HM à Mitte – avec des cours de yoga celui-là. Je descends du train, je prends le U-Bahn pour changer à Alexanderplatz et il y a des junkies dans le U-Bahn, des gens dans la rue qui dorment dans des tentes le long de la Spree parce que les loyers ont augmenté, la ville pauvre mais sexy qu’ils disaient. Je passe devant l’ancien White Trash aujourd’hui il est aussi à Mitte on doit y faire de sacrés selfies. C’était un ancien restaurant chinois steakhouse boite de nuit et tatoueurs sur place, c’était marrant quand j’y repense mais vraiment je me dis heureusement que je ne sors plus, je mourrais d’ennui.

Tout a changé. Des magnats de Dubaï et de Suède et Norvège ont tout détraqué pour vendre des cinquième étages – c’est la mode des cinquième étages, des lofts achetés par des célébrités ils n’y vivent pas mais c’est la mode d’avoir un cinquième étage à Berlin. Avec de l’argent on peut détruire jusqu’à un futur abstrait avec carrot cake vegan et un parking à SUV. Allez dehors les pauvres. Comment on fait quand le jouet est cassé. Dans ton monde ? Tu n’as plus qu’à le jeter.

Tout a changé. On a violé une jeune femme dans le métro avant c’était inimaginable de parvenir à le formuler comme ça, changer qui est le sujet tu vois, et moi dans les jours tristes je me dis j’ai perdu mon espoir ou mon illusion j’ai perdu mon endroit ou respirer, pendant ce temps on live streame sans plus réagir que ça des bébés bombardés, un peu mal dormir et pas trop manifester parce que tu comprends « c’est compliqué ». Parfois j’arrive à ne pas penser.

Dans les bars et les appartements depuis cette année on voit partout des composts à lombric c’est la dernière mode. Ça coûte une fortune mais c’est important, tu te sens concerné, c’est sur avec tes lombrics sur le palier tu vas mieux dormir la nuit, tu peux aussi louer une jardinière pour planter des carottes à Mauerpark – depuis le Covid il n’y a plus de karaoké, mais tu peux planter des carottes. Si je me renseigne il existe surement un atelier attenant pour apprendre à en faire un gâteau avec un glaçage vegan, ça sera hors de prix mais ça en vaudra la peine. Les squats fermés les salles fermées les ateliers d’artistes aussi on est coincés on ne sait plus où se loger ou travailler c’est les start-up maintenant, les influenceureuses de vingt ans prennent donc ces fameux selfies à Mon Bijou, dans les mêmes lieux avec les mêmes cheveux les mêmes moues les même vêtements que nous il y a vingt ans

oh arrête tu me traitais déjà de petite bourgeoise dans notre ancien appartement à Kreuzberg parce que je me lavais les cheveux !

Maintenant on peut louer par Airbnb un service pour t’aider à aller clubber avec un berlinois, une sorte de taxi dancer, validation d’authenticité. Y a des copains j’espère qu’ils tomberont pas sur cet article ou on va en avoir pour des jours à les récupérer.

Tout a changé. J’ai peur de chercher un ancien Berlin, ce Berlin de ma jeunesse qui n’existe plus et c’est très bien. Je ne sais pas qui croit encore à ce mythe du plus beau de la vie à ses vingt ans. Je crois que ça aussi c’est bien entré dans nos crânes pour ne plus jamais bouger, ne plus jamais faire changer les choses, ne plus jamais. Rester figé dans une glu répugnante, une nostalgie collée, le propre de regretter ce qui n’a finalement jamais existé. Comme si ça avait jamais été mieux avant. Comme si on avait pas de problèmes de chaudière à bientôt quarante ans.

Tout a changé. J’ai la sensation de marcher dans les rues en étant mon propre fantôme entre les tags les arbres nus les immeubles gris la brume un peu aussi, tout est là mais tout est fini. Parfois je me demande si les graffitis ont été refaits par les agents immobiliers : plus propres, plus sympas, plus centrés. Mon cerveau se grippe et un instant j’essaie de retrouver mes pensées, penser à respirer. Je voudrais que tout revienne à avant juste pour pouvoir le revivre encore, je voudrais que ce soit toujours là mais aussi avec le moi de maintenant, je voudrais tout le temps, la fin de l’amour comme on le croyait, avec à la place le début de la vie et la liberté.

Je marche plus vite pour arriver à la maison – toujours heureuse de partir, toujours heureuse de rentrer.

Pour en savoir plus

Autrice et féministe, Claire Olirencia Deville (elle, ielle) commence sa carrière littéraire en remportant le concours pour jeunes écrivains du journal Libération. Ancienne danseuse, elle vit à Bruxelles. Elle a été invitée à plusieurs reprises en résidence à Passa Porta, à la Maison Poème/Midis de la poésie et à la Bellone. Aux éditions Double ponctuation, elle est récemment l’autrice d’un recueil de poésie, Puisque c’est la fin du monde, et d’un roman, La nuit Berlin.

Sur Instagram : @claireolirenciadeville

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

You May Also Like