Mes petites joies en Guinée,
j’arrivais jamais à les raconter,
toujours peur des clichés :
« Oh ils sont si pauvres et si généreux,
c’est merveilleux ! »
C’était pas une émission de TV sur France 2.
Mes petites joies en Guinée,
je n’arrivais pas à les raconter.
Comme si tu pouvais répondre à un pote pressé :
« Alors la Guinée, c’est comment ?
Tu te fais pas trop chier ? »
Mes petites joies en Guinée me rappelaient toujours que j’étais la riche, la blanche, la privilégiée,
celle qui était née de l’autre côté.
Ah ce fameux sentiment de culpabilité…
« Et tes petites joies alors tu vas réussir à les confier? »
Je vais essayer.
Je ne sais pas si je peux réussir.
Tout ce que j’ai envie de dire,
je veux le nuancer, le retravailler voire finalement ajouter son opposé.
Et c’est pas la consigne !
« Pour une fois, se focaliser sur les petites choses qui te font du bien,
ça te tuerait d’essayer pour une fois? »
Dissocier,
séparer les éléments d’une même réalité,
je ne sais pas si je pourrais…
Ma joie à moi,
c’est la réalité, l’acuité, la vérité.
Observer, analyser, décortiquer,
toute ma vie en est inspirée,
toute ma vie j’y aspirerai.
C’est ma petite joie à moi.
Comprendre, apprendre, connaître, transmettre.
« Mais tu kiffes jamais,
tu lâches jamais prise,
tu ne t’attaches jamais à voir la beauté du monde alors ? »
Je me prends pas pour Baudelaire avec sa boue et son or
mais ma joie à moi
c’est de parler de l’envers du
décor, ma joie à moi
c’est de changer de décor.
J’arrive, je sens, je ressens,
je vois, j’entends, je touche, je goûte,
je vis.
J’aspire à moi toutes ces nouvelles petites joies
qui restent en moi.
Puis je m’en vais
avec mon nouveau barda de petites joies
et je les transporte avec moi.
Ma vie entre dans quatre valises.
Allez peut-être cinq si je suis limitée par le poids.
Mais mes petites joies
que je trimballe avec moi,
ça remplirait combien de valises ça ?
Il faudrait pouvoir emporter,
les rires, les sourires,
les yeux, les bouches, les corps,
les yeux, les bouches, les âmes
de celleux que j’ai laissé-es derrière moi,
de celleux qui habitent toujours en moi.
Il faudrait surtout que je m’emmène moi,
que je ne m’oublie pas,
que je n’oublie pas toutes ces petites joies à moi.
« Et tes petites joies de Guinée alors ? »
j’aurais pu vous parler de l’attente et du temps suspendu,
j’aurais pu vous parler de la chaleur, de l’océan, de la plage et des habitants,
j’aurais pu vous parler de la bouffe, de la musique, des paysages et des habitants.
J’aurais pu
mais j’aurais dû vous décrire ce qu’il faut simplement vivre,
ressentir,
pour se nourrir, pour s’enrichir.
***
« En ce moment, t’es où ? T’habites où ?
Mais tu vis où ? »
Entre les hémisphères. Aujourd’hui, ici.
Je vis.
Demain, là-bas. Je ne sais pas.
J’irai poser mon cul. Entre deux chaises,
entre moults chaises.
Chaise :
être assise.
Être posée
avant et après le mouvement,
avant et après les départs et les arrivées.
Assise où et comment ? Et pour voir quoi ?
Pour assister à quoi ?
Être assise, s’ancrer
un peu partout. Être assise, observer
le flou et les remous.
Se donner l’impression d’appartenir à chaque endroit
et repartir à chaque fois.
J’appartiens au mouvement, à l’immobilisme.
Je suis
deux opposées complémentaires. Des élans et des arrêts,
vase communiquant d’un équilibre à trouver.
Casanière, aventurière, ma bannière.
Me créer des petits foyers, où me lover.
Bouger, découvrir, rencontrer, et partager.
Une seule chaise ? Aucune ne me convient. Non.
Je ne peux pas. Je ne rentre pas.
Moi, je prends racine un peu partout, moi, je change de chaises.
Pas le choix.
Ça, c’est en moi.
On ne peut tomber qu’en mouvement.
On ne peut éviter de tomber qu’en mouvement. Vase communiquant.
Aujourd’hui, je vis ici. Demain, là-bas.
Je ne sais pas.
***
Pourquoi toujours partir ?
Être en transit.
Bouger.
Rencontrer.
Se déplacer.
Se décaler.
S’échapper.
Disparaître.
Réapparaître.
Renaître.
Se confronter,
Aux peurs inavouées,
si bien ancrées.
Partir pour changer de chemin,
pour en créer un,
entre les continents,
entre les gens.
Partir
pour changer de destin,
pour en créer un.
Partir
parce que ça me réjouit,
parce que ça me remplit,
parce que ça m’enrichit.
Apprendre à dire au-revoir.
J’y travaille à chaque départ.
A chaque départ,
laisser une petite part.
Peut-être que je vais, cours, vole et me venge,
ou peut-être que je vais, cours, vole et nous venge finalement.
Cette liberté,
je l’ai acquise, construite, conquise.
Je m’y accroche.
Je m’y accrocherai jusqu’à ce que la mort approche.
Que ma vie lui soit dédiée !
Ainsi soit-il !
***
Ecrire.
Décrire.
Sans inspiration.
Mirar el agua.
Ecrire.
Ressentir.
La puissance.
Mon existence.
Ecrire.
Partager.
Divulguer.
Divulgâcher.
Le lion de mer qui ondule.
C’est un vers.
L’humain-e qui le regarde.
L’oiseau qui passe.
Le mec en kayak.
Leurs bruits.
Leurs langages.
Trop de nuages ou pas assez.
***
Les portes de l’avion s’ouvrent sur
Conakry, son air humide, moite, palpable,
mâchable, envahit ma bouche.
J’arrive à Conakry,
naïve, enthousiaste,
pas prête,
moi la petite prof de la campagne,
moi qui n’avais pas vécu jusque là,
moi qui ignorais qui j’étais jusque là,
moi qui étais enfermée jusque là.
Je marche dans la rue.
La petite blanche marche dans la rue.
Ça ne se fait pas.
« Bienvenue, bonne arrivée, merci d’être là !
On est ensemble.
Wontanara. »
Claques dans la gueule.
Oppressions. Pauvreté. Violences.
Claques dans la gueule.
Colonialisme. Exploitation. Corruption.
Claques dans la gueule.
Passeport. Visas. Voyages.
Claques dans la gueule.
Acceptation. Relativisme. Résilience.
Claques dans la gueule.
Aliénations. Prostitution. Mutilations.
Putain de claques dans la gueule.
97% de femmes excisées dont la moitié infibulées.
Claques dans la gueule.
Envie de crier, de me révolter, de lutter.
Tous les jours des claques dans la gueule.
Oublie, oublie-toi, oublie tout putain !
Fumer, boire, baiser, bouffer,
bouffer, baiser, boire, fumer
pour supporter,
pour vivre,
pour survivre
dans cet air saturé d’humidité et de plastique brûlé.
*
Trois ans.
* Luego,
vivir en Uruguay,
hacer la marcha de la diversidad,
hacer la marcha del 8 de marzo,
marchamos en violeta
con nuestras hermanas argentinas,
chilenas, brasileñas.
Luchamos.
« Ni una menos !
Ni una menos !
Ni una menos ! »
Más fácil ser una mujer en Uruguay,
no te quejes,
es más fácil,
como en Francia, en España, en Italia.
Por supuesto.
Pero el camino es largo,
El camino es tan largo.
En todos lados del mundo,
seré feminista !
« Vamo’ arriba feministas ! »
« Ami.e.s féministes wontanara ! »
Et toi
l’oppresseur, toi
l’agresseur,
toi le violeur,
toi le colon,
toi le raciste,
toi le macho,
toi le complice,
toi qui t’en fous,
toi qui ne te poses pas de questions,
toi qui choisis l’ignorance,
yo te molesta ?
Je te fais chier ?
Je te pète les couilles ?
Tant mieux.
T’as envie de
dominer, de crier ?
De ta grosse voix?
Vas-y,
nous crierons plus fort que toi.
***
Vendredi 16 septembre 2022.
Cela fait déjà deux ans que cette oeuvre existe mais je ne la connais pas encore :
Brûler, brûler, brûler de Lisette Lombé.
C’est l’histoire d’une rencontre,
la rencontre d’une voix
qui guide ma voie,
un phare sur mon chemin.
C’est l’histoire de ma rencontre avec Lisette Lombé,
slameuse, poétesse,
belge, congolaise.
L’artiste entre en scène,
son humanité chevillée au corps.
Sur son décolleté, des mots encrés dans sa chair :
« la vie, la poésie”.
Son tatouage grandit, s’agrandit,
elle respire,
elle prend la parole.
Je ne sais pas encore à quel point je serai chamboulée, bouleversée,
transformée. Je ne sais pas encore qu’elle va me transpercer, me transporter, me transcender.
Sa voix se pose, se répand, se propage,
son corps est habité de cette personnalité :
« ELLE EST LISETTE LOMBÉ ! »
Entière, vivante, vibrante.
Ses mots s’imposent,
une flamme qui ravivera ma prose.
Force, courage, authenticité.
Sincérité, sensibilité, générosité.
Chaque mot m’emporte.
Je veux lutter avec elle.
Je veux crier avec elle.
« T’es vachement en colère,
tu vas te couper de tout le monde à être en colère comme ça tout le temps ! »
Voilà ce que j’entends en boucle depuis des mois.
La menace de l’abandon, du rejet.
Lisette Lombé est en colère,
je suis en colère,
de cette colère saine, sublime
qui m’anime
qui me rapproche de certains humains
mais que l’on voudrait faire taire, en vain.
Les manifs me reviennent,
mes lectures me reviennent,
mes propres écrits me reviennent.
Je me souviens ce que je m’étais promis,
je me rappelle de ces serments
faits quelques mois auparavant
si faciles à oublier, à enterrer.
Humilité, résignations, angoisses.
Rester terrée dans la grotte,
sans bruit.
Ne pas déranger.
Après tout, je n’arrive plus à créer…
Après tout, ce que je fais n’est jamais assez…
Peut-être faut-il abandonner…
Peut-être est-ce plus simple de la fermer…
Ah ce fameux syndrome de l’impostrice qui m’habite depuis tant d’années…
Non,
non,
non.
Comme elle, je ne me laisserai plus silenciée.
Comme elle, je créerai.
Comme elle, je crierai.
Comme elle, je combattrai.
Comme elle, je militerai
jusqu’à ce que nous soyons en sécurité,
jusqu’à la mise à mort des inégalités.
Parce que l’intersectionnalité n’est pas qu’un mot
inventé par Kimberlé Crenshaw.
Parce que le silence des femmes dans l’histoire,
je ne l’ai pas connu seulement par Michelle
Perrot.
Parce que c’était ma réalité,
celle que j’ai subie puis observée et analysée
pendant des années,
en tant que fille de,
en tant que sœur de,
en tant que tante de,
en tant que meuf de,
en tant qu’amie de,
en tant que prof de.
Toutes ces soumissions à encaisser,
tous ces masques à exhiber,
tous ces rôles à jouer
bien policés.
Vivre sans exister,
sans s’exprimer.
Des corps inhabités,
délaissés,
des voix oubliées.
Silence,
éternelle injonction !
Triste fatalité d’un patriarcat suranné
que je veux exploser,
expulser de nos êtres aliénés
pour nous libérer.
*
J’écoute la voix de Lisette Lombé,
je la sens me pénétrer,
s’entremêler
avec ces voix du passé,
je la ressens cette sororité
qui m’a sauvée,
qui m’a déjà poussé à créer,
à m’engager.
Continuer à écrire,
Surtout continuer à dire.
Parler, communiquer, échanger
et au passage, arrêter de me rabaisser,
de m’excuser.
Ça non plus, c’est pas encore gagné…
Après les mots de Lisette Lombé,
mes émotions ne cessent de bouillonner,
je ne cesse de pleurer,
je m’excuse, encore et toujours, de ne pouvoir me comporter
comme je le voudrais,
comme il le faudrait,
de ne pouvoir exprimer
toute mon admiration, ma gratitude à celle qui m’a tant exaltée, tant émerveillée.
Elle me touche la main et écrit dans le livre qui tremble au bout de mes doigts :
“On ne s’excuse de rien,
et seule, ça ne sert à rien.”
Ils ont failli me détruire, me réduire à néant
mais je resterai debout,
je ne me tairai pas,
j’explorerai
ma langue, toutes les langues,
mon corps,
ma voix,
mon langage,
d’ateliers d’écriture en scènes ouvertes,
de l’Uruguay à la Colombie en passant par Paris,
des chicas listas aux alliances françaises en passant par la mutinerie,
je squatterai les places publiques pour clamer, déclamer, proclamer
notre unité,
notre liberté,
notre diversité.
J’utiliserai cette voix que j’ai dû apprivoiser,
j’utiliserai ce corps que j’ai dû me réapproprier,
j’utiliserai cette identité que j’ai dû déchiffrer.
C’est l’histoire d’une rencontre avec une voix,
c’est l’histoire d’un souffle
qui m’envahit,
me ranime,
me réanime.
Je respire.
Je prends la parole
pour brûler, brûler, brûler.
Tout brûler pour tout reconstruire.
Tout brûler pour envisager l’avenir.
Être consumée par ces atrocités.
Être consumée parce que silenciée.
Mais s’indigner,
se révolter,
et dénoncer.
Je suis Chloé
et je veux prêter ma voix aux mots de Lisette Lombé
pour vous la présenter :
» Et c’est le même système qui te demande d’être violée sans faire de vagues, le même système qui te demande de te serrer la ceinture sans faire tout un ramdam autour de ta précarité, le même système qui te demande de gerber, de vieillir, de crever sans salir la moquette, le même système qui te débaptise un tunnel Léopold II par-ci et rebaptise une place Lumumba par-là pour que tu fermes un peu ta gueule et c’est le même système qui s’accommode parfaitement des centres fermés, des jungles, des bidonvilles sous le périph et des enfants qui grelottent dans la boue et des hommes nus à ses frontières.
Alors, oui, d’accord, on écrit de beaux poèmes pour le 8 mars mais so what ?
Oui, oui, d’accord, on se casse !
Mais pour aller où ? »
***
Je me lève, je me casse.
Mais pour aller où ?
Ici, là-bas.
“Ici ou là-bas ?
Mais pour faire quoi ?”
Découvrir avant de
mourir.
“De donde sos ?”
De Francia.
Pero no de allá
Más de la nada.
Y everywhere à la fois.
Le genre de connasse qui a envie de répondre :
“Une citoyenne du monde”.
Si galvaudé que j’en ai pitié.
Envie de régurgiter.
J’ai huit ou dix ans,
dîner de famille,
je crois que Galvauder est un prénom et que c’est moche.
Le tablée rit pendant des années.
Une de mes plus grandes hontes,
une de mes plus grandes humiliations.
C’est décidé.
Plus jamais je n’ignorerai,
et plus jamais je ne serai moquée.
Et galvauder, je te haïrai.
Tu caches trop de
clichés, tu pourrais me
révéler,
moi et ma façon de
penser, d’exister,
moi et ma façon d’être née.
Je ne veux pas être un cliché.
Normé.
Mais une fois que j’ai dit ça,
j’ai dit quoi ?
Sortir des cadres, des moules,
pour en créer de nouveaux ?
La belle affaire.
Mais pour quoi faire ?
Pour dire :
Moi, je voyage.
Pour dire :
Moi, je ne veux plus habiter là,
je veux évoluer là.
La belle affaire.
Pour dire :
Je ne veux pas de toi.
Je veux être moi.
Mais quand même donne-moi un peu de toi.
Pour dire :
Imprègne-moi,
je veux être moi
mais enrichis-moi d’un peu de toi.
Affaire compliquée.
Pour dire :
J’aime être moi,
laissez-moi respirer,
sans contraintes,
avec étreintes.
Laissez-moi respirer.
Laisse-toi respirer.
Remplir, expulser, avaler, régurgiter.
Garder des bribes,
une once
de cette vie,
qui t’habite,
qui te nourrit,
qui t’enrichit,
de ces vies
qui t’extirpent de l’ennui.
Mais comment ne pas t’insulter,
toi, la transfuge,
toi, la traîtresse,
toi, la nouvelle petite bourgeoise,
qui ne cherche qu’à jouir,
qu’à profiter,
– le mot est si juste et si dégueulasse en français –
à profiter de la vie, des autres, du monde ?
Mais comment ne pas t’insulter,
toi, la privilégiée ?
“Ben non, tu l’as bien mérité,
tu ne l’as pas volé,
tu ne vas pas t’excuser, non mais !”
Mais comment ne pas tout brûler,
ne pas gerber,
et trouver cela si gai ?
Comment me réjouir de jouir,
sans entrave
ou presque ?
“Tu as fait des
choix, tu es
courageuse,
tu le mérites !”
Méritocratie mon cul.
Vos gueules.
Indécence caractérisée d’un monde perdu,
qui oublie tout,
qui réécrit tout,
qui ne veut pas voir,
qui ne veut pas se souvenir,
qui veut juste dire :
“Vas-y,
grandis,
enrichis-toi,
tais-toi,
be grateful”
Carnet de gratitudes.
Mon cul.
I am grateful
d’avoir eu de la chance,
je ne sais pas laquelle,
pas celle qui sourit aux audacieux-ses,
celle de celleux qui…
je ne sais pas…
Vos gueules.
Méritocratie mon cul.
***
Je chemine,
je tourne,
je virevolte,
je me perds,
je trouve,
je vous perds,
je m’éloigne,
de vous,
je me rapproche,
d’elleux.
Jamais à ma place,
toujours en mouvement.
L’inconfort,
mon élan.
Une recherche,
vaine.
Ne pas tenir en place,
ne pas rester à ma place,
prendre plus de place,
ne plus rester figée sur place.
Bifurquer,
me couper.
Bifurquer,
me connecter.
Bifurquer, pour exister.
Trop de chaises,
ou pas assez.