Toutes ces années à être en colère contre moi-même. Colère qui ne crève pas la surface, bloquée par des grigris, des fétiches tissés de toutes les histoires que je me raconte. Tout pour couvrir les mots tatoués dans la doublure de ma peau. Il y a quelque chose qui cloche chez moi. Quelle audace, de l’écrire au singulier. Il y a plein de choses qui clochent chez moi. Je suis paresseuse. J’aime trop fort. Je suis timide. Je suis bizarre. Je rate toujours tout. Ce qui prouve bien que je suis nulle, CQFD, la boucle est bouclée. Colère de ne pas être parfaite, colère d’être humaine. Je voudrais retirer mes anciennes peaux, devenues trop étroites. Ne resterait que moi, debout et tremblante. Mais j’ai trop peur, je ne peux pas.
La tête dans une chambre d’échos. Tous ces récits de personnes qui ont décidé de tout plaquer pour vivre une vie taillée sur mesure, une vie hors des sentiers battus mais qui leur convient. Peut-être qu’elles n’ont plus la sécurité de l’emploi, des revenus réguliers et suffisants pour couvrir le loyer, un couple bien installé, des économies pour la retraite, le confort d’une vie bien rangée et certifiée Vie Réussie par la Société ; mais elles ont trouvé bien mieux. En renonçant à cette existence étriquée, elles ont gagné la jubilation de se consacrer à leur art, l’excitation de construire une communauté de pairs, la jubilation de l’expression de soi. À côté de ça, la précarité paraît un prix bien dérisoire. En sortant du placard, elles ont pris le risque d’être rejetées, d’être ostracisées, d’être violentées. Elles y ont laissé des plumes et des dents, elles ont perdu des proches et des possibilités. Et pourtant, ça en valait la peine.
Toutes ces sirènes qui me murmurent qu’il est temps de prendre une grande inspiration et de plonger. Des années, confrontée à la même alternative : la sécurité ou faire un pas dans le vide. Avancer vers l’inconnu, vers la liberté, vers la joie. La bifurcation est un art de l’audace et un acte de foi. Prendre le risque de perdre car il y a tant à gagner. Le bonheur, peut-être. Ou au moins l’intégrité.
Des remords plein la besace, j’ai choisi de reculer, encore et encore. Rester sur le chemin connu de l’inconfort familier et imaginer à quoi ma vie pourrait ressembler si j’étais courageuse. Si je disais à ma famille que je suis bisexuelle. Si je quittais mon compagnon. Si je changeais de carrière. Si je quittais la ville. Si je plaquais tout pour nourrir une relation naissance. Si je prenais l’écriture au sérieux. Si j’enfilais ma peau de phoque pour nager dans les profondeurs, sans penser à ce que je laisse sur le rivage. Si je me faisais confiance pour ensuite retrouver la surface, au lieu de rester tremblante et figée au bord de la falaise.
Si quelqu’un écrivait mon histoire, je pourrais être une meilleure version de moi-même. J’aurais sauté sans hésitation dans l’océan après que ce soit présenté à moi la chance de ma vie, le moment-charnière où j’aurais eu à trancher entre être une mauvaise humaine et une bonne selkie, j’aurais fait le bon choix. Le dilemme s’est pourtant présenté encore et encore, à chaque fois que j’ai pris conscience que j’étais en burn-out, à chaque fois que mon couple était en crise, à chaque fois que j’entendais un autre récit de conte de fées où un artiste a tout plaqué pour vivre de son art et s’est épanoui dans sa nouvelle carrière, à chaque fois que j’ai vu quelqu’un tracer sa propre voie. A chaque fois j’ai enfoui mes racines dans la terre ferme, j’ai préféré le statu quo, le coutumier, la facilité.
Est-ce qu’on peut vivre tout à fait quand on choisit la lâcheté ? Ou est-ce comme être un poisson hors de l’eau, une selkie sans sa peau, qui dépérit sur la berge ? Est-ce qu’on peut vivre quand on se résigne à porter une trop petite peau ? Sans doute on s’en convainc. Il suffit de se mentir suffisamment longtemps pour croire à ses propres boniments, apprendre à se contenter des miettes et remplacer la caresse des vagues par la morsure du vent.
J’ai peur de ce qui se cache sous ma peau. Mes déficiences bien sûr, et toutes ces envies qui bouillonnent sous la surface. La rage de vivre mugissante. Qu’est-ce qui se passerait si elle déchirait ma chair ? Si elle m’emportait dans son tourbillon ? Des années, confrontée à la même alternative : se conformer ou résister, faire ce qui est attendu de moi ou écouter ce que j’entends dans mes os. La bifurcation est un art de l’authenticité et un acte de présence : vivre en accord avec ce qu’on est aujourd’hui.
Si quelqu’un écrivait mon histoire, les choses seraient plus simples, plus linéaires. Je verrais que ma vie est sur une voie de garage, un chemin par défaut. Je saurais qu’au fond, je n’ai rien à perdre, rien qui ait réellement de la valeur, et tout à gagner. Je n’aurais pas à avoir peur de d’enfiler ma peau de phoque et devenir celle que je suis en réalité. Pourtant, rien ne m’empêche de l’essayer, juste pour voir ce que ça fait. Personne ne l’a dissimulée, personne ne m’en a privée. Alors qu’est-ce qui me retient, qu’est-ce qui m’entrave ? On n’est jamais hanté que par nos choix.
Mais pour qui je me prends. Personne ne racontera mon histoire, car pourquoi écrire une autopsie de la médiocrité et de l’indécision, les mémoires d’une petite chose inhibée qui n’inspirera personne, d’une sirène muette ? Je m’éteindrais comme j’ai vécu, sans un bruit.
Pourtant, il suffirait de faire un pas de côté. Accepter que je n’ai pas besoin d’une peau de phoque pour me baigner. Accepter l’ambivalence, la superposition des états, humaine et selkie. Je n’ai même pas besoin de sauter, je peux rejoindre la grève et m’immerger progressivement, centimètre par centimètre. La bifurcation est un art de l’hybridation et un acte créatif : tracer de nouveaux sentiers, patauger sous terre et marcher sur l’eau.
Je n’ai pas besoin de prendre la bonne décision au bon moment, mais plutôt de faire les bons choix encore et encore, à chaque fois que c’est possible, pour façonner la vie à laquelle j’aspire. Si quelqu’un écrivait mon histoire, iel ne pourrait pas raconter ça. Trop anticlimatique. Pas d’inexorable effet papillon. Comment on décrit la décision de se choisir soi-même, jour après jour ? Comment on décrit ce que ça fait de laisser le courant emporter petit à petit les pelures de notre peau usée, pour laisser affleurer ce qu’il y a en dessous, tendre et vif et mou et fragile, de l’épiderme tout neuf, pas encore poli par le ressac, pas encore tanné par l’usure ?
Je me suis trompée, le choix n’est pas celui que je crois. L’alternative n’est pas sauter ou renoncer, elle ne l’a jamais été. Dire que j’ai cru qu’il suffirait de me jeter à l’eau pour être sauvée. Je n’ai pas besoin d’une peau magique pour être heureuse. J’ai le choix : je peux continuer à me raconter des histoires pour expliquer pourquoi je ne peux pas rejoindre l’onde, nager avec les sirènes, ou bien je peux écouter mon propre chant, celui qui monte de ma gorge et que j’essaie de bâillonner. Et je sais ce qu’il me reste à faire.
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Blogueuse et autrice de zines. Instagram : @Kalitpso.