Entre en scène un corps. Il vient du dehors et regarde cet espace qu’il n’a pas encore compris totalement. Il balance ses bras le long de son corps, le corps lui-même, balance ses bras le long de lui.
ELLE QUI S’ÉLOIGNE
J’entre en scène depuis une forme de distance. Depuis la dissociation. J’entre en scène pour dire je suis ça et autre chose. Que ce que tu vois ce que tu supposes. C’est la première fois que j’entre en scène pour le dire. J’entre en scène par des personnages qui interrogent la dualité, souvent la pluralité de sens des mots. J’interroge le langage à travers d’autres personnages pour dire que c’est depuis loin que j’observe. J’interroge le langage, je suis tous les personnages qui butent sur le sens des mots, qui raturent. J’interroge le langage. Parce qu’il contient les représentations que je regarde depuis loin. Celles qui s’entr’explosent dans mon espace de construction. Celles que je cherche à détruire par.
Ce corps s’assoit et trace des boucles sur le sol avec ses doigts.
J’écris depuis
les temps immémoriaux,
depuis l’extérieur de tous les corps qui disent je,
depuis cette marque de mémoire encore ininventée.
Lorsque je dis « j’écris »
c’est
produire une parole
inscrite,
dans un espace duquel on se détourne sans cesse. J’écris pour t’empêcher de te détourner, pour appuyer ton regard sur ce qui n’existe pas encore.
Je
Dis je
Entité narratrice de poèmes à venir. Je regarde mes doigts parcourir tous les sols. Celui-ci est trop lisse pour construire un empire. Alors,
Le corps toujours assis, a arrêté de tracer des boucles sur le sol avec ses doigts.
Je suis l’entité narratrice, je suis celle qui parle, qui écrit et je regarde le poème qui s’effrite sous mes yeux. C’est un nœud, un trou, un amas qui accroche. Il est l’image des représentations que je cherche à tordre, toujours. C’est alors tous les corps qui me reviennent et qui à leur tour me disent.
Le corps se lève. Il marche.
L’interrogation porte souvent comment écrire comment parler comment dire.
La multiplicité d’un corps effacé de sa place.
Et quand les pages se tournent à l’envers, parfois, ça fait mal aux doigts de ceux qui voulaient contraindre, ce corps
Alors,
Parfois, l’envers est ce que demande le poème, ce que demandent les corps éloignés, l’envers est un trou qui observe les interstices de la signification. L’envers s’immisce. À l’envers, l’insignifiance n’est pas une incapacité à signifier. C’est un affaiblissement de la transmission, de ce que l’on accorde. C’est le renouvellement des corps qui s’y situent.
J’accorde, tout l’espace de ma voix à toutes celleux qui peuplent mes écrits, et à celleux qui n’ont pas encore été inventé-exs, je suis celle qui choisit le rien, celle dont on se moque, celle qui a honte, celui des deux, celui de celles, celle des autres jours, celle que l’on empêche, celle qui ne dit plus, celle qui démonte pierre à pierre tous les châteaux, la voix qui parle et celle qui regarde par-delà les frontières, les herbes, les fenêtres et les couloirs, j’accorde, tout l’espace de ma voix à celle qui regarde les embranchements, celui qui constate, celui qui voudrait être autre,
Pendant qu’il énumère, le corps à la double signification tourne en rond et compte sur ses doigts
celle qui n’a jamais réfléchi mais, celui qui a décidé de se mettre au jardinage mais qui n’aura jamais la patience d’attendre que l’arbre vienne, celui qui marche, celui qui se charge d’informations, celle qui appartient à la distance, celle qui ne choisit plus, celle qui regarde et ne dit, celui qui a une place pour chaque chose dans son frigo, celui qui explique sur les murs, celle qui regarde le soleil et qui devient rouge, celle qui allume un feu, celle qui regarde le feu, celle qui a peur, l’autre qui voit le bonheur dans les yeux des autres et qui sourit, l’héritier métatextuel de l’interrogation de l’organisation du langage, la nouvelle poétesse, l’apparue sur le chemin de la mer, l’avant garde divisionnaire, l’envahi par les pleurs, le martellement du souvenir et celle qui oublie, celui qui répète, celui qui change le sens des mots, celle qui regarde les mains tremblantes de celles et ceux qui tracent leur prénom au stylo bille, ou signent un chèque, celle qui regarde les cheveux blancs, celle qui cache, celui qui se cache, le sang parfois, celle qui attend l’arbre, finalement, celui qui s’habitue aux manque d’attention, celle qui est persuadée qu’elle est seule dans l’espace de cette voix, celle qui raconte les autres, celui qui enracine, cel
J’accorde, tout l’espace de ma voix,
un espace ambivalent caractérisé par sa non finitude,
et c’est cet espace que j’ai décidé d’habiter,
pour détruire,
moi qui me regarde depuis loin.
Pour en savoir plus
Docteure en littérature comparée, chercheuse et écrivaine, Emilie Victor Ollivier travaille actuellement à la rédaction de sa première pièce de théâtre. Elle publie depuis quelques mois dans des revues (Débridé, Grands Espaces, Nyx, etc.) et fait partie du collectif de recherche/création Les Jaseuses. Elle rédige également régulièrement des articles pour la revue Zone Critique et a fondé, en 2020, la revue Ecriture de soi-R consacrée aux études des écritures à la première personne et à destination des jeunes chercheur.ses et des jeunes créateur.ices.
Sur le web : https://emilievictorollivier.fr et sur Instagram : @emilievictor.ollivier