Quel art de la bifurcation ?

Dans « A Field Guide to Getting Lost » (« guide pratique pour se perdre »), Rebecca Solnit note que pour les artistes, « l’inconnu, l’idée ou la forme ou le récit de ce qui n’est pas encore arrivé, est ce qui doit être trouvé. C’est le travail des artistes que d’ouvrir des portes et de faire entrer l’intuition, l’inconnu, le non-familier; c’est de là que leurs œuvres proviennent, même si leur concrétisation marque le début d’un long processus de création discipliné en lui-même. Les scientifiques aussi, comme J. Roberts Oppenheimer l’a remarqué, « vivent toujours au ‘bord du mystère’ – à la frontière de l’inconnu ». Mais ils transforment l’inconnu en connu, le hissent hors de l’eau comme des pêcheurs; alors que les artistes vont font plonger dans la mer sombre.« 

Plonger dans des eaux profondes sans savoir ce qui se cache en-dessous, partir à l’aventure sans savoir où l’on va arriver : prendre un chemin que l’on ne connait pas et voir où il mène. Pour le premier appel à participation de ce projet de mise en ligne artistique Bi comme bifurquer, 24 artistes et collectifs se sont laissé·es inspirer par le thème de la bifurcation.

Note : les pages des artistes seront mises en ligne progressivement, tous les deux jours, à partir du 4 novembre et jusqu’au 20 décembre 2024. Les liens ci-dessous seront accessibles au fur et à mesure.

Bifurquer, cela pourrait être d’accepter de perdre le chemin, de se perdre, de ne pas savoir où aller et d’embrasser cet·te inconnu·e. Si la bifurcation admet qu’il existe déjà une route déjà tracée dont il s’agit de dévier, Matthieu Tarpin (#1) nous suggère dans son poème que « le chemin se rend inutile ». Battre la campagne non pas pour se trouver ou trouver quelque chose, mais pour se défaire de soi, éparpiller au vent les « écailles de [s]a peau. Avant, peut-être, le renouvellement.

Car c’est ce qu’évoque aussi la bifurcation : le changement d’orientation géographique n’est parfois qu’une image, un déclic pour un art plus profond de la transformation de soi. Cécilia Cheshire (#2), dans le texte « Faire peau neuve », évoque la tentation – dangereuse, effrayante même – de se laisser porter par nos désirs véritables. Bifurquer c’est prendre le risque de se regarder en face, de laisser tomber « les pelures de notre peau usée » et de se révéler nu·e dans sa fragilité. La bifurcation est un art de la métamorphose.

Cette peau qui n’est pas ou plus tout à fait soi, Les Chevaliers Photographes (#3) en explorent la surface intime dans la série photographique « Corps étrangers ». Une proposition sensorielle qui convoque le rugueux de plaques de cire séchées qui ferment les pores, qui enserrent les corps, une invitation à parcourir les peaux en suivant une autre signalétique sensible. Et puis à un moment, les cuirasses de cire s’effritent tels des morceaux d’écorces qui révèlent, invisibles, intimes, la chair en-dessous qui a senti, subi, palpité.

« Moi qui me regarde depuis loin » : c’est aussi depuis un corps étranger que semble s’élever la voix de l’entité narratrice mise en mot par Émilie Victor Ollivier (#4). Sauf que cette fois-ci, il ne s’agit pas de découvrir ce qui se cache sous la peau ou d’aller trouver le corps essentiel. Car la voix et l’esprit ont quitté le corps : il parle là d’une bifurcation dissociative. Son texte « De l’intérieur, s’étendre » va chercher dans les envers et dans les plis, tord les représentation, cherche à habiter d’autres espaces.

La bifurcation peut être ce moment, cet endroit-bascule où nos failles s’ouvrent : on prend conscience de ce qui nous sépare de soi à soi, de ce qui nous clive intérieurement. Dans les œuvres graphiques de Servan(e) (#5), les corps semblent vivre un trouble, en questionnement. Les frontières corporelles se brouillent, un peu abruptement, avec l’environnement, comme s’il ne fallait plus réfléchir mais sentir et s’abandonner à une énergie plus organique.

Avec la forme de corps-arbre explorée en profondeur, Cristina Arrojo et Mathilde Lhuizière (#6) nous propose une création à la fois chorégraphique, photographique, visuelle et textuelle, qui nous invite à une réflexion poétique et politique sur « le corps-arbre qui s’étend, s’étire et s’estompe pour se redessiner encore et encore et se présenter comme un antagoniste de ces vitesses néolibérales. Le corps-arbre comme une bifurcation du corps humain […]« .

En déployant également l’image de l’arbre, Aarth (#7) explore visuellement et textuellement ce que bifurquer peut avoir du pas de côté qui crée de la nouveauté, qui ouvre de nouvelles perspectives sans que cela ne soit forcément une rupture déchirante. Expérience sensible différente du monde, la bifurcation peut ainsi encourager à détourner et à désorienter : Wohosheni (#8) propose une partition silencieuse interprétée par du matériel de musique, détourné de leur usage créatif initial.

Double-face, contresens, contraires, quitte à ne pas ou plus se reconnaître : c’est une autre forme de désorientation qu’Emma Drouyer (#9) aborde dans son poème « Le visage de Janvier » tandis que Cloine (#10) met en musique une pirouette grivoise qui semble, justement, refuser de s’orienter.

Une tonalité plus triste avec deux autres morceaux de musique présentés par Nox Atra (#11), un texte littéraire d’Aude Linehan (#12) en proie à des affres romantiques et politiques bisexuelles, auquel font écho le poème « Adieu » de Sarah Jomain (#13) qui raconte la biphobie en milieu queer et féministe, et celui intitulé « Choisis ton camp ! » de Blondibyebye (#14). Bifurquer, jusqu’à la rupture parfois, car il y a des prises de conscience et car on ne trouve pas sa place, comme Cocomichok (#15) qui rencontre les mots et la colère de la slameuse et poétesse Lisette Lombé.

Intermède un peu potache en vidéo : un collectif anonyme décide de détourner un clip culte des années 2010 avec l’une des figures les plus emblématiques du cinéma viriliste et hétéro (ou peut-être bien que… il paraîtrait que… ?) : Jean-Claude Van Dalisé réalise Le grand écart bi (#16) entre ses deux gros camions.

À rebours de l’image des deux camions qui illustre sans subtilité le deux/bi de « bisexualité , Alison/Claude Litou (#17) se faufille dans les interstices non-binaires pour revendiquer de pouvoir être tout·e, de vouloir être tout·e : expérience textuelle et de collage pour flouter les frontières et les catégories dans « MELANCHOLIES, I Wannawant to be ». Mirali (#18) explore aussi cet entre-deux, cette figure du zig-zag avec plusieurs poèmes mis en espace, tandis qu’un collectif anonyme adopte la forme du texte-collage, Chaotique bi (#19), en mode cadavre exquis qui brouille délicieusement les pistes et les corps. Et sinon, c’est quoi le truc le plus bisexuel qui vous soit arrivé ? Pour Amy Waldo (#20), c’est de s’être pris un râteau par une fille : pourtant « quand on aime on est sûre !« .

Dernier intermède graphique avec les illustrations colorées de Gwenn Seemel (#21) et un coup d’oeil dans l’atelier de Tournebouluche/Studios Bouluche (#22), avant de finir sur deux textes qui repartent en exploration. « J’ai pris la ruelle comme d’autres ont pris la mer » : Hippolyte Elle (#23) déplie le mystère des ruelles, dessine une autre dimension urbaine qui se découvre.

Quant à Claire Olirencia Deville (#24), la narratrice de son extrait de roman nous emmène dans les rues d’un Berlin en mutation, gentrifié, parcourant un chemin connu mais dont les rues ont changé. Et puis c’est un oeil différent qui regarde, un corps militant, en colère, qui marche avec une autre conscience et d’autres envies politiques. « Tout a changé » répète la narratrice qui énumère les tags effacés, les squats fermés, les rues nettoyées et les manifestations politiques réprimées… Pourtant le texte se termine par quelque chose de connu, plus un sentiment qu’un espace peut-être. Un endroit où quels que soient les murs qui changent, il est possible d’habiter pour le faire sien. Que ce soit un nouveau chez soi ou un vieux lieu retrouvé, à un moment, il faut bien se poser, recharger ses batteries, sentir la chaleur d’un lieu, d’une communauté. Pouvoir sentir la familiarité et le réconfort de se dire : retour à la maison.

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